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Petite histoire de la série de Grandi


Jacques Bair

La série de Grandi est la somme infinie 1 – 1 + 1 – 1 + 1 – 1 + … Pendant plus de trois cents ans, cette série a été étudiée par les mathématiciens. Son histoire peut être subdivisée en trois étapes.

Première étape : recherche d’une valeur

 

La série doit son nom au religieux italien Luigi Guido Grandi (1671‒1742), qui était professeur à l’université de Florence, d’abord en philosophie, puis en mathématiques. Il l’a citée en 1703 dans son livre Quadratura circula et hyperbolae per infinitas exhibita.

Pour Grandi, la somme 1 – 1 + 1 – 1 + 1 – 1 + … désigne une série géométrique de raison q = ‒1, de sorte que sa valeur peut être calculée : elle est égale à 1 / (1 – q), soit 1 / 2. Plusieurs mathématiciens ont justifié de diverses façons cette valeur.

Dans son livre Acta eruditorum (1684), Leibniz constate que si l’on effectue formellement le produit de (1 – x + x2 – x3 + x4…) par (1 + x) on trouve 1, car les autres termes « se détruisent deux par deux » ; on a donc (1 – x + x2 – x3 + x4…) = 1 / (1 + x). En conséquence, le résultat cherché est obtenu en remplaçant x par 1.

Leibniz retrouve encore cette valeur en regroupant deux par deux les termes de la série : 

(1 – 1) + (1 – 1) + (1 – 1) + … = 0 d’une part,
et 1 – (1 – 1) – (1 – 1) – (1 – 1) + … = 1 d’autre part.

En présence de deux résultats différents, il en prend la moyenne arithmétique, soit 1 / 2, mais il juge cet argument plus « métaphysique » que mathématique.

Au XVIIIe siècle, Euler retrouve le même résultat au moyen de raisonnements exploitant des propriétés algébriques des sommes finies. Ainsi, il isole le premier terme de la somme et obtient :

S = 1 + (–1 + 1) + (–1 + 1) + (–1 + 1) + … = 1 – S, d’où il déduit évidemment S = 1/2.

 

 

Deuxième étape : une série « indéterminée »

 

Les mathématiciens du XIXe siècle seront plus précautionneux au sujet de la convergence, ou non, des séries. Eugène Catalan (1814‒1894) sera particulièrement vigilant à cet égard.

Habile manipulateur des séries convergentes, Catalan s’attarde, à l’occasion, sur des séries qu’il nomme « divergentes » (la suite de leurs sommes partielles croît, en valeur absolue, au-delà de toute limite) ou « indéterminées » (la suite de leurs sommes partielles, tout en étant bornée, n’a pas de limite déterminée). Ainsi, dans un cours d’analyse à l’université de Liège, il mentionne, comme exemple de cette dernière catégorie, la série de Grandi ; il la traite rapidement et de manière un peu ironique, en 1879, comme suit : « Laplace rapporte (Introduction à la théorie des probabilités) que le P. Grandi en avait conclu la possibilité de la Création ! Ces rêveries étaient excusables dans le siècle dernier. Aujourd’hui, les auteurs qui admettent l’équation 1 – 1 + 1 – 1 + 1 – 1 + … = 1/2 ne possèdent pas les premières notions de l’Analyse. »

 

 

Troisième étape : réhabilitation de la valeur initiale

 

Certains successeurs de Catalan ne s’en sont pas tenus à l’avis tranché de ce dernier. Ils n’abandonnent pas le sujet et construisent diverses théories censées justifier l’égalité critiquée par Catalan.

• Une première justification moderne de la formule   (*) peut être donnée à l’aide d’un concept introduit par Ernesto Cesàro (1859‒1906), un élève de Catalan, à savoir celui de moyenne de Cesàro des sommes partielles. On considère la suite des sommes partielles, soit ici la suite (1, 0, 1, 0…). Ensuite, on construit la suite dont le nième terme est la moyenne arithmétique des n premiers termes de la suite des moyennes de Cesàro, soit ici (1, 1/2, 2/3, 1/2, 3/5, 1/2… k / (2k–1), 1/2…). Cette dernière converge vers 1/2.

• Plus récemment, Terence Tao retrouve aussi la formule (*) en faisant appel à un procédé de sommation lisse, qui généralise la méthode de Cesàro. L’idée est de remplacer les sommes partielles de la série, qui sont essentiellement de nature discrète et présentent dès lors des sauts « brusques » pour chaque valeur entière égale au nombre de termes, par une fonction « suffisamment continûment dérivable » pour laquelle un développement de Mac Laurin peut être donné (voir le blog  terrytao.wordpress.com/2010/04/10).