Sacrés paradoxes ! (3)


Philippe Boulanger

La logique peut parfois essayer de nous tromper, attention !

Le très social paradoxe de Bechembach

Certaines vertus sont à peine concevables : peut-on être d'une extraordinaire banalité, comme M. Jourdain, ou se distinguer comme le plus moyen de ses concitoyens ? Il n'est pas si simple d'être le plus moyen possible, encore moins le plus banal. Avec cette approche sociale, on touche un avatar du paradoxe de Bechembach : partageons l'ensemble de toutes les personnes, vivantes ou mortes, en deux sous-ensembles ; dans le premier, mettons tous les sujets remarquables, dans le second, tous ceux qui ne le sont pas. Quelque part, dans le second ensemble, il y a l'être « le moins remarquable » et cette caractéristique le rend précisément très intéressant. On doit donc le transférer dans l'ensemble des VIP et le rayer de l'ensemble plébéien… qui peut, de proche en proche, par répétition du raisonnement, perdre tous ses éléments ! Il n'existe donc pas de petites gens : l'extension bénéfique de la pensée paradoxale met un terme définitif à la lutte des classes !

 

Shannon : un paradoxe qui court-circuite les règles

Le paradoxe de Bechembach s'applique aux mathématiques où il montre que la quête de tous les nombres « remarquables » serait un Graal inaccessible, comme on l'a vu par ailleurs dans ce numéro. Ce type de paradoxes résultent de la prise en compte de l'absence d'un critère (l'aspect remarquable) pour caractériser sa présence.

 

Dans le même ordre d'idée (la fonction réside dans l'absence de fonction), le paradoxe de Shannon considère un circuit dans lequel l'allumage a pour effet d'éteindre ce circuit (quand l'inverse est vrai aussi, le circuit est oscillant, comme dans les sonneries électriques). Cette « logique du commutateur » suscite des paradoxes du type « Je n'ai qu'une règle, c'est de n'avoir aucune règle ». Ainsi, pour Bernard Shaw, « La règle d'or, c'est qu'il n'y a pas de règle d'or ».

 

Il suffira d'un cygne 

Du constat que les cygnes connus sont tous blancs, on ne peut déduire avec une certitude absolue (mais seulement présumer) que tous les cygnes sont blancs. De cette insuffisance, Carl Hempel a déduit un célèbre « paradoxe de la confirmation » : puisque la loi « tous les corbeaux sont noirs » est logiquement équivalente à sa contraposée (« tout ce qui n'est pas noir ne saurait être un corbeau »), la seule manière de savoir si tous les corbeaux sont bien noirs, explique Hempel, serait donc de recenser tous les objets non noirs, pour vérifier qu'ils ne sont jamais des corbeaux. Remarquer que le chapeau de belle-maman est orange conforte l'affirmation que tous les corbeaux sont noirs ! C'est le paradoxe de Hempel.

 

Cette approche de l'ornithologie est étrange : observer une vache rouge confirmerait aussi bien que tous les corbeaux sont noirs qu'une fausse loi (« tous les corbeaux sont blancs » par exemple)…

 

 

Méfiez-vous de la logique !

On est en droit de critiquer la statistique de l'Anglais qui aperçoit une, puis deux ou trois Françaises rousses en débarquant à Calais et s'écrie : « Oh dear ! Toutes les femmes sont rousses sur le continent, ne sont-elles pas ? » Ce type de confirmation est cependant le pain quotidien du physicien, qui fait cent fois la même expérience et qui pense qu'il la réussira une cent et unième fois. Logiquement, il ne peut en être certain…

 

Néanmoins, note Francine Jaulin-Mannoni, il est parfois prudent d'accepter des raisonnements aussi sommaires : on remarque que tel champignon est mortel, de même qu'un autre de la même espèce, puis un autre encore. On tire de ces observations (en nombre fini) la conclusion « évidente » que cette espèce de champignons est mortelle. Même Carl Hempel n'eût pas pris le risque de récuser le caractère dangereux de toutes les amanites phalloïdes (en effet, tout ce qui n'est pas mortel n'est pas une amanite phalloïde).

 

C'est certain, la logique incite à se méfier de toute certitude : « On ne peut être sûr de rien, ni même du fait qu'on ne peut être sûr de rien » (Samuel Butler).