Pionniers d’hier et d’aujourd’hui


Daniel Lignon

Rencontre avec quelques pionniers de l'abstraction en mathématiques.

David Hilbert et les fondements de la géométrie

Le mathématicien allemand David Hilbert est l’un des premiers dont le nom est associé à l’abstraction en mathématiques, en particulier son axiomatisation. L’un de ses travaux les plus connus consiste en une fondation rigoureuse de la géométrie. Celle-ci, construite par Euclide dans ses Éléments, mais avec des présupposés implicites issus de l’intuition, ne correspondait plus à la rigueur demandée à la fin du XIXe siècle.

Hilbert fonde la géométrie élémentaire de l’espace sur un système de vingt axiomes. On y trouve trois objets primitifs (ils ne sont donc pas définis) : point, droite et plan. À ce propos, il disait que l’on pouvait remplacer les mots « point », « droite » et « plan » par « table », « chaise » et « verre à bière » et continuer à faire de la géométrie, seules les relations entre ces termes étant importantes.

Parmi ces axiomes, on trouve, bien sûr, le fameux postulat d’Euclide : dans un plan, par un point non situé sur une droite, il existe au plus une droite parallèle à cette droite.

 

Nicolas Bourbaki et la refonte des maths

En France, quand on parle d’abstraction en mathématiques, le nom qui revient sans doute le plus souvent est celui de Nicolas Bourbaki. Qui est-ce ?

Il s’agit d’un groupe de mathématiciens constitué à partir de décembre 1934 autour d’Henri Cartan (1904 —2008) et d’André Weil (1906 —1998), frère de la philosophe Simone Weil. Des règles de fonctionnement étaient fixées : les membres du groupe doivent être renouvelés par cooptation, rester anonymes et quitter le collectif lorsqu’ils atteignent 50 ans.

Mécontents des ouvrages de l’époque traitant, entre autres, des intégrales multiples, ils décident d’écrire un grand traité d’analyse. Très vite, le projet s’étoffe en recouvrant toutes les mathématiques que certains pourraient appeler « pures ». Le titre du traité devient Éléments de mathématique, la référence au titre du principal livre d’Euclide et le singulier de « mathématique » étant évidemment assumés. Il existe, dans l’édition actuelle, environ trente fascicules. Ce traité est la référence de ce qui pourrait s’appeler les « mathématiques abstraites », basées sur une méthode axiomatique et la notion de structure. Bourbaki n’a cependant pas souhaité inclure la notion de catégorie (voir l'article La théorie des catégories, un "abstract nonsense" ?), bien que plusieurs de ses membres en étaient des spécialistes.

Malgré une mort annoncée en 1968 sur le mode du canular et une activité moindre, le groupe continue d’organiser des séminaires tous les ans et de travailler à la rédaction de son grand traité. Son influence a atteint son apogée dans les années 1960 et 1970.

 

 

Laurent Lafforgue, de la géométrie algébrique à l’industrie

Laurent Lafforgue, né en 1966, n’a jamais été élève de Grothendieck (voir En Bref « La méthode d'Alexandre Grothendieck »). Pourtant, il fait partie des mathématiciens qui travaillent dans la lignée des travaux de ce dernier. Et de quelle manière ! Généralisant une méthode introduite par Vladimir Drinfeld, mathématicien ukrainien né en 1954 et médaille Fields en 1990, il a démontré une partie des conjectures de Langlands dans un cas important, ce qui lui a valu la médaille Fields en 2002. Depuis, il travaille, entre autres, sur la théorie des topos, notion introduite par Grothendieck.

Les conjectures de Langlands concernent des liens entre la théorie des nombres et d’autres parties des mathématiques, comme la représentation des groupes ou les formes automorphes (voir notre dossier « Mathématiques autour du monde : le Canada » dans Tangente 149, 2015). Constituant toujours l’un des grands chantiers du XXIe siècle, elles ont été énoncées en 1967 par Robert Langlands, né en 1936 et prix Abel en 2018, puis généralisées ensuite dans le cadre introduit par Grothendieck. La démonstration en 1994 par Andrew Wiles du théorème de Fermat utilise des techniques introduites à ce propos.

Professeur à l’Institut des hautes études scientifiques (IHES) de 2000 à 2021, comme l’avait été Grothendieck entre 1958 et 1970, Laurent Lafforgue a été titulaire, au sein de l’IHES, de la chaire de géométrie algébrique créée en 2019 par Huawei (entreprise chinoise des technologies de l’information et des communications). En 2021, il quitte l’IHES pour rejoindre le centre de recherches Huawei où il va poursuivre ses recherches sur les topos et leurs applications possibles. Aujourd’hui, même les milieux industriels s’intéressent à l’« abstract nonsense » !

 

Laurent Lafforgue à l’Institut des hautes études scientifiques.